Sous les arcades balayées par le froid, il marche dans la foule. Sa barbe foisonne, noire de jais, épaisse. Il l’a coupée ce matin, pour la première fois après des semaines. Une errance, longue et silencieuse. Des journées entières sans rencontrer personne, sans entendre le son de sa propre voix. Marcher des heures sans s’arrêter, humer le ciel, observer le vol d’un épervier, palper sous ses mains, dos contre la terre, la texture de l’herbe encore fine et souple des premiers jours de printemps. Est-ce lui qui la rejette ou elle qui le rejette, la société ? Il ne pouvait plus. Ni se rendre à sa boutique, graver jour après jour des clés quasi identiques et sans âme, ni saluer son voisin de palier aimable et souriant, ni recevoir les appels angoissés de son père en fin de vie, ni penser à acheter des victuailles pour garnir son frigidaire. Dans un courant d’air, quelques mois plus tôt, le sens de sa vie avait filé par la fenêtre. Il avait regardé sa tasse de café à moitié pleine, soudain le breuvage sombre et amer n’avait plus ni goût, ni arôme. A quoi bon boire du café alors ? Pour tenir éveillé des heures au-dessus d’une machine à l’odeur pénétrante et oxydée ?
Le chat était mort la semaine passée, ça tombait bien. Au fond du frigo, une vieille boîte de camembert périmé et une tête d’ail. Il avait débranché les appareils éclectiques, mis ses plantes vertes en pension chez la concierge, une femme charmante qui en pinçait un peu pour lui, il en aurait mis sa main au feu. Elle portait des décolletés plongeants qui mettaient ses épaules et ses seins en valeur. Elle avait des airs de danseuse. Il s’est souvent demandé pourquoi elle était devenue concierge d’un immeuble. Les clés de la boutique, il les avait glissées dans le tiroir de la cuisine, un petit mot sur la vitrine, « parti en voyage » sans plus d’explication. Les gens du quartier demanderait « Qu’est-ce qui lui a pris à Roberto ? » « tu le savais toi ? » ou encore « et toutes ces clés prêtes à graver ? ».
Roberto est un être de peu de mots. Il aime le silence, ne met jamais de musique dans sa boutique, il lui faut, aime-t-il répéter à son père, « laisser le vide entrer dans sa tête ». Et ce vide justement, à force de prendre de plus en plus de place, avait tout à fait déconnecté Roberto de son entourage. Il oubliait de répondre aux questions de ses clients (le beau temps, les travaux de la rue, les prochaines élections…) et ceux-ci s’étaient habitués à sa mine taciturne et à ses regards absents.
Dans son sac de voyage, un grand vide et quelques vêtements, un passeport, un portefeuilles. Le téléphone portable avait rejoint, au dernier moment, les clés dans le tiroir de la cuisine.
A la gare, il avait demandé au guichet quel était le prochain train de nuit qui partait. Latour de Carol Enveith, près d’Andorre dans les Pyrénées orientales. Il ne connaissait pas. La montagne, ses nuits fraîches, ses ours, l’odeur du thym, la viande séchée, il a pensé. « Aller-retour ? » a demandé deux fois le vendeur. « Non, aller simple ». Au moment de sortir sa carte de crédit, il avait eu une pensée pour son père.
Arrivé au bout des arcades, il se retourne et réalise soudain le monde qui grouille autour de lui, les lampions accrochés au devantures, les bras chargés de paquets emballés, l’odeur de cardamome et de cannelle qui s’échappe de l’échoppe d’un marchant-ambulant. Les mois ont passé si vite. La foule de cette ville il ne la connait pas. Sa langue chantante et enveloppante non plus, il a passé des frontières sans même s’en rendre compte. Est-il, comme son père, en train de perdre la mémoire ? Il ne sait plus ce qu’il a fait la veille. Si, il est resté longuement figé devant la vitrine d’un cordonnier qui gravait également des clés. Il l’a regardé comme s’il n’avait jamais fait ce métier. Comme si chaque geste était nouveau. Il le sait que sa boutique l’attend, mais son corps a comme oublié les gestes, les postures. Les odeurs ici ne sont pas les mêmes.
Peut-être rentrera-t-il chez lui. Il longera le boulevard et viendra se poster devant sa boutique. Le papier « parti en voyage » aura jauni derrière la porte vitrée et le courrier se sera accumulé dans la boite murale. Il se demandera ce que fait la concierge à cette heure-ci.
Photo : Claudia Mendizábal
Votre commentaire