A Quand Remonte Le Dernier Carnet

Elle ne saurait dire, les mots étaient apparus, un jour, comme ça, sans prévenir et un an plus tard ils avaient pris la fuite, comme ça, sans prévenir non plus. Elle avait noté, en flux continu, comme si quelqu'un lui susurrait à l'oreille, l'histoire sans s'arrêter. Elle avait dû se mettre en arrêt maladie, cela la prenait la nuit, parfois elle ne dormait qu'à l'aube, épuisée, le flot des personnages la laissant harassée, sur son lit défait. Comme après une bataille. Elle dormait alors toute la matinée. Lorsque les quatre saisons s'étaient écoulées, un soir, elle avait mis un point final, c'était le trente-deuxième carnet, elle s'était effondrée de fatigue et elle avait dormi deux jours, dévoré un poulet entier et était partie à pied pour rejoindre la mer à plus de cent kilomètres. Depuis, elle n'avait plus ouvert un carnet. Elle les avait rangés dans une caisse sous son lit, comme un vin qui devait encore vieillir et ne pas faire parler de lui pendant quelques années.
Elle se mit à écrire à ses proches. Elle observait le jour naissant sur les vignes devenues rouges et les oiseaux qui partaient vers le sud, elle racontait les craquements de la forêt la nuit venue, les allées et venues de ses étudiants violonistes, mais elle ne parla jamais de ses carnets. De ses trente-deux carnets à la couverture blanche rayée de rouge, à ses pages épaisses et douces recouvertes de sa petite écriture maladroite au critérium. Cette année d'écriture avait filé si vite qu'elle se demandait même si elle l'avait vécue. Elle appartenait à un monde un peu irréel, une sorte de rêve éveillé dont on commence à douter de la texture, des odeurs. La musique continuait de résonner dans son salon face aux chênes gigantesques qui le moment venu égrenait leurs glands dans un tintamarre assourdissant. De la fenêtre ouverte, entre deux leçons, elle humait les odeurs de terre humide, d'humus et de champignons, jaillissait parfois la danse furtive d'un écureuil.
Un matin très tôt, elle annula ses cours pour la journée, elle avait mal dormi, des maux de tête creusaient des sillons dans son crâne. Au lever du jour, elle se prépara un café, tira la caisse de sous son lit jusque sur la terrasse où pointait un timide soleil de printemps et elle chercha le carnet numéro un. Le titre était inscrit sur la couverture. Elle ouvrit la première page, elle était blanche. La deuxième, blanche, la troisième, blanche. Ainsi de suite, jusqu'au bout du carnet. Ainsi de suite, dans tous les trente-deux carnets. Elle but son café, étendit ses jambes sur le rondin de bois de tilleul devant elle et ferma les yeux quelques minutes.
Le lendemain, c'était samedi, elle avait la vie devant elle. Elle partit en ville à pied et dans son sac à dos elle rapporta trente-deux carnets d'une autre couleur et elle les disposa sur la table de la cuisine.