Herbe Coupee

Longtemps, je n'ai pas réussi à y croire.
Je me réveillais le matin, l'esprit encore brumeux de sommeil alors que la lumière filtrait peu à peu sous le rideau, déjà , l'été approchait. Et soudain, tombant sur moi comme un couperet, l'image du village envahi par les algues me déchirait le ventre. La réalité écrasait tout, dévorante, avec son absence de nuance, son invulnérable puissance de bulldozer. Il n'y avait pas moyen d'y échapper, comme nous n'échapperions pas au départ forcé, à l'expulsion de nos terres.
L'eau du barrage et de son immense réservoir engloutirait bientôt la maison, le village, les terres et les arbres plantés par nos ancêtres. Mes parents, mes grands-parents, mes arrière-grands-parents et d'autres femmes et d'autres hommes encore avant eux. Les arbres fruitiers, les tombes, la fontaine, les bancs de pierre, tout, tout, tout disparaîtrait.
Nous ne sommes pas morts, pourtant.
Le léger frémissement des feuilles de tilleuls attire les mésanges, elles viennent boire sur le rebord de la fenêtre, picorant quelques graines de tournesol déposées à côté. Que puis-je faire d'autre"‰? Après l'expulsion de la dernière habitante, une femme âgée de 93 ans qui refusait de quitter son foyer, l'eau n'a fait plus que monter, monter, monter. Et, lorsque je suis revenue trois semaines plus tard, le silence avait enseveli le monde autour. Plus de pépiement d'oiseau, de bourdonnement d'insecte, plus de parfums d'ortie ou de menthe poivrée, l'espace semblait avoir été transformé en papier mâché, gommé, aseptisé.
J'ouvre la fenêtre sur le pré jaune de milliers de boutons d'or et je pense à Agathe, celle qui refusait de partir. Elle a finalement été installée par ses enfants dans une maison de retraite à quelques kilomètres de chez nous. J'ai trouvé l'adresse. Tout à l'heure, je sortirai le gâteau aux noix du four et je lui apporterai. Nous le dégusterons ensemble avec un thé, ou un café peut-être, et le parfum de l'herbe coupée embaumera sa chambre. Peut-être ne parlera-t-elle pas. Peut-être, serons-nous tristes. Mais je lui raconterai mes étés au village, les prunes que nous chipions dans son verger, le vrombissement de ses abeilles dans la forêt de châtaigniers, le souvenir que j'ai de son mari aussi taciturne que ses vaches. Tout ne nous a pas été volé, c'est peut-être ça que je voudrais lui dire.
Et que nous sommes vivantes, toutes les deux.