Aude Lafait
Écriture

Herbe Coupee Suite Et Fin

Sous le platane du jardin de la résidence, nous nous sommes assises. Il faisait frais. Un plaid de couleur mauve sur les épaules, Agathe a grignoté sa part de gâteau aux noix parfumé d'un soupçon de...



Sous le platane du jardin de la résidence, nous nous sommes assises. Il faisait frais. Un plaid de couleur mauve sur les épaules, Agathe a grignoté sa part de gâteau aux noix parfumé d'un soupçon de cardamome "" en ce moment, cette épice m'obsède, c'est plus fort que moi, j'en mets dans tous mes plats. Elle est maigre comme un arbrisseau qui cherche son chemin vers le haut en oubliant de consolider sa base, de s'ancrer dans la terre.

Elle m'a raconté le départ de son foyer, on a dû l'arracher du banc de pierre où elle s'était accrochée. Elle n'a plus parlé pendant trois jours, n'adressant même pas un regard aux soignants de la maison de retraite. Elle m'a demandé s'il restait du gâteau, je lui en ai servi une deuxième part, il sent bon l'autre bout du monde, a-t-elle remarqué. Ici, l'odeur d'eau de javel envahit tout.

Le piaillement de ses cailles lui manque, elle mangeait leurs œufs accompagnés de champignons et de ciboulette. La meilleure omelette au monde, m'a-t-elle soufflé, mais elle a dû tuer tous les volatiles. Et, au bout du verger, ajoute-t-elle, sous le pêcher sauvage, repose son mari. Est-ce que ses ossements flottent désormais au gré du courant ? Elle me regarde, affligée, et me demande si elle aurait dû les emporter. La lucidité d'Agathe et ses 93 ans me sidèrent. Avec elle, aucun mensonge possible. Avec elle, je suis entière. À chaque instant. Je l'ai regardée, ses mains fleuries de taches de soleil, son gilet rose recouvert de miettes, ses petits yeux serrés, concentrés sur le mouvement de mes lèvres. J'ai eu envie de la prendre dans mes bras.

Au réveil, ce matin, l'image de cette boîte en fer rouge m'a sauté à l'esprit. Cachée au milieu des orties, derrière la grange, par mes cousins et moi, il y a… il y a combien de temps ? Peut-être trente ans ? Chacun de nous y avait déposé un trésor et nous nous étions juré que nous la déterrions un jour, lorsque nous serions grands. Une feuille où j'avais griffonné le nom de mon amoureux, c'est ce que j'avais glissé dans la boîte. Je n'avais jamais révélé mon amour à ce garçon, il était du village, le fils de l'institutrice et nous jouions ensemble chaque été. Je me suis tournée vers Agathe et je lui ai demandé, Gabriel, le fils de l'enseignante, qu'est-il devenu ? Après le divorce de ses parents, il est parti faire ses études à l'étranger, on ne l'a plus revu.

Une question me taraude, est-ce que la montée de l'eau a arraché à la terre et aux pierres les secrets de ce village ?

Cette nuit, il fait chaud, l'humidité a recouvert de petites perles de rosée le jardin et j'attends, dans le hamac accroché au tilleul géant, les premières lueurs de l'aube. Un parfum de pêche sauvage envahit mes narines. Le jour tarde à venir. Je me suis réveillée en pleine nuit, la lune énorme au-dessus du toit, plus une once de sommeil en moi. J'ai pensé, c'est aujourd'hui. Si le ciel est limpide, c'est aujourd'hui.

Je me demande si nos amours d'enfance façonnent nos vies. Ses boucles sombres et son regard presque sauvage parfois me reviennent.

Dans la résidence, tout le monde dort encore. Lorsque je me faufile dans le couloir peint en vert pour gagner la porte 17, un drôle de pressentiment me prend. J'accélère le pas, je sens la transpiration s'insinuer entre mes seins. La porte est entrouverte. Je glisse un œil, le lit est vide, la chambre est vide.

Une angoisse remonte de mon œsophage vers ma gorge. Une voix fluette derrière moi, « elle a déménagé, chambre 29, elle avait trop chaud ». Je respire. Je remercie la voisine au regard bleu.

Agathe, c'est moi. Agathe ? On y va ? Elle me sourit au sortir de ses rêves, les yeux plissés de cette joie profonde qui la fait pétiller tout entière.

La pleine lune est là , Agathe aussi. Assise sur le fauteuil pliant recouvert d'un plaid en coton orange, elle observe les premiers rayons de soleil qui saupoudrent la surface de l'eau d'une poussière dorée. Un frémissement d'insectes virevolte autour de nous. Des effluves d'algues somnolent sur la berge. Agathe a repéré le bosquet de jeunes chênes qui est devenu un petit îlot léché par les vaguelettes sombres. Dans quelques instants, les cigales se réveilleront et assourdiront le paysage, mais pour le moment, le silence est comme une caresse sur nos visages, il adoucit tout, il nourrit notre corps, il relie nos âmes.

Agathe s'est endormie. Serons-nous là , dimanche prochain, avant le lever du jour ?