Aude Lafait
Écriture

Lisser Le Chaos

Elle a passé sa vie à tenter de lisser le chaos en écrivant. Exilée, cherchant un pays qui puisse l'accueillir, comme une nomade en quête de terre fertile, elle a erré sans pouvoir s'ancrer nulle par...

Elle a passé sa vie à tenter de lisser le chaos en écrivant. Exilée, cherchant un pays qui puisse l'accueillir, comme une nomade en quête de terre fertile, elle a erré sans pouvoir s'ancrer nulle part. Un matin de printemps, sur une île européenne, on l'a retrouvée morte, les pages de son dernier manuscrit autour d'elle. Je croyais que l'écriture nous sauvait. Ou peut-être voulais-je le croire. L'idée que la solitude est plus forte que tout, qu'elle vous emporte et finit par vous tuer est cruelle. Je suis une romantique. La décomposition avancée de son cadavre indiquait qu'elle était décédée une dizaine de jours plus tôt. Personne n'était venu s'enquérir d'elle.

Est-ce que l'art peut nous protéger de la mort"‰?

Au-dessus de ma valise ouverte, Adam me regarde, pourquoi le décès de cette jeune écrivaine t'obsède autant"‰? Ton avion décolle dans trois heures. Je l'observe. Il a raison. J'ai envie de le prendre dans mes bras, de sentir son poids contre moi, mais je risque de me fissurer. Je dépose sur les t-shirts, les jeans et la paire de sandales, quelques livres et deux minces carnets à couverture rouge qu'Adam m'a offerts hier. C'est super, cette opportunité, cette résidence au long cours, ce sera peut-être la seule dans ta vie. Il a raison, encore une fois. J'ai habituellement confiance en moi, mais ce matin, les peurs inondent mon cerveau. Ça sent la vase, ça pue la vase, partout.

Derrière les portes du tramway, Adam me fait des signes d'adieu en souriant, je vois pourtant qu'il est inquiet pour moi et cela ne fait qu'augmenter mon stress. Je rêvais de participer à ce genre de résidences depuis des années, travailler, côte à côte, avec d'autres auteurs, des artistes, échanger sur nos pratiques. Et aujourd'hui"‰?

à l'aéroport, en sortant de la gare, une oppressante odeur d'urine me donne envie de vomir. Machinalement, je glisse mon nez dans mon foulard. Il sent le parfum d'Adam. Est-ce que je vais tenir ces longues semaines sans le voir"‰? J'aurais dû emporter un de ses pulls, une photo, quelque chose. Je me sens seule, j'ai dû mal à respirer. J'enregistre ma grosse valise et je tourne en rond dans les aérogares, je fais les cent pas, je passe et repasse devant les cafés, les sushis, les vitrines de chocolat, les sacs de voyage. Je gobe des images sans m'arrêter.

«"‰Dernier appel pour les voyageurs à destination de Tokyo à la porte C22"‰». Je regarde la vitre se refermer sur la dernière passagère. J'observe l'énorme Boeing décoller. Je respire. Après tout, peut-être que ce vol m'aurait éloignée de moi. Peut-être que l'ombre de cette résidence, comme jadis celle de la jeune autrice, m'aurait engloutie.

Je vais aller déposer mes pieds dans l'herbe du jardin et m'ancrer dans l'écriture.