Noublie Pas

Tu me dis et me répètes que tu n'oublies jamais, que les événements s'inscrivent les uns après les autres au fer rouge sur ta peau, qu'aucune cicatrice ne guérira jamais complètement. J'ai dû mal à y croire alors que je te regarde danser sous les lampions accrochés aux tilleuls de la place du village. Je ne décèle en toi que légèreté et insouciance. Comment, à vingt ans, peut-on porter autant de blessures dans son corps ? Tu me répètes que tu continueras malgré tout, que pour ceux qui traversent les frontières vers le nord, tu seras la preuve que la vie ne nous fait pas de cadeau mais qu'il faut savoir y croire, même quand les épreuves nous ont saccagés, même quand on n'y croit plus.
Sur la terrasse devant les montagnes, j'ai sorti un fauteuil crapaud à la peau usée et tachée qui doit avoir un siècle. Mon café fume dans la fraîcheur du printemps. Tu arriveras dans quelques instants et nous ne serons que silence. Le soleil, une fois passé le col, repoussera la brume, inondera les prés où paissent les moutons gonflés de leur laine d'hiver.
"” Un jour, je reprendrai le piano. Peut-être qu'ainsi je ferai fuir les cris et les bruits de tir qui peuplent ma tête.
"” Pourquoi ne veux-tu pas trouver quelqu'un au consulat qui puisse prendre contact avec les membres de ta famille, là -bas ?
"” Je n'y arriverai pas.
"” A quoi ?
"” A entendre le nom de ceux qui ont disparu.
Nous sommes à présent baignés de lumière chaude, les pierres grises ont pris des teintes roses, nous nageons dans le jaune. Je suis née ici, j'ai grandi ici, j'ai travaillé dans la vallée et je mourrai dans mon village. Toi, c'est tout le contraire. Tu n'es pas d'ici, tu ne retourneras peut-être jamais dans ton pays, tu dis même que ce n'est plus ton pays lorsque la rage rougit ton visage et que tu finis par sortir marcher seule sur ce chemin, celui-là même qui t'a amenée ici. Les années, sans doute, te rendront ton pays, les sensations de ton enfance, les paroles de tes ancêtres, les parfums des arbres de ta région. J'aimerais que tu restes. Que tu t'épanouisses. Mais je sais que je te perdrai, un jour. Tu repartiras et je continuerai de ramasser les noix et les châtaignes, et peut-être que je reprendrai la peinture comme toi tu reprendras le piano.