Aude Lafait
Écriture

Aquarelle

Il fallait que ça arrive un jour. Que je le découvre, moi en premier, le cœur arrêté comme le poids d'une pendule trop lourd à porter. Le visage un peu enfoui dans son écharpe, les yeu...

Il fallait que ça arrive un jour. Que je le découvre, moi en premier, le cœur arrêté comme le poids d'une pendule trop lourd à porter. Le visage un peu enfoui dans son écharpe, les yeux fermés. Il aurait pu dormir aussi. Mais est-ce qu'il ne dormait pas finalement ? Je m'approchai. Ses mains étaient déjà froides, les ongles blancs, presque transparents. Il fallait que ça arrive, mais je ne voulais pas que ça soit moi. Je ne pouvais pourtant pas le lâcher du regard, comme si avant de partir, il avait encore quelque chose à me dire, transmettre des mots avant le grand voyage. En aurais-je été le dépositaire ? J'ouvrai les oreilles aussi grand qu'on ouvre un album de famille pour en déployer toutes les photos, les révéler aux yeux des autres. J'écoutai mais il n'y avait que le silence.

Cela faisait plusieurs semaines que je venais voir Adriano tous les deux jours. Sa famille habitait loin, il restait seul, à l'écart des autres pensionnaires, à observer le vol des pies dans le jardin derrière la baie vitrée. Si on l'oubliait là , il sautait un repas, parfois deux. Je le trouvais souvent en train de marmonner des histoires, toutes ses vies, disait-il, un petit sourire aux lèvres. Je ne comprenais pas toujours ce qu'il me disait. Un jour, je suis venu avec une palette d'aquarelles, on m'en avait offert une, elle coûtait cher, je la manipulais avec précaution. Nous nous sommes installés devant la fenêtre de sa chambre et comme le maniement d'un pinceau pour Adriano était désormais difficile, nous avons plongé nos doigts dans les couleurs. Son index enduit de bleu, mon pouce de jaune, nous avons épousé la rugosité du papier canson, étalé nos empreintes comme on déposerait une vie, des soucis peut-être, moi, le tumulte de ma famille éclatée, la peur de rappeler mes parents, l'angoisse de l'argent qui manque.

Adriano et moi nous étalions nos souvenirs sur les grandes feuilles couleur crème que la gardienne de mon immeuble avait trouvées dans le container à poubelle. Un bloc intact, quelle aubaine. Son visage entier rayonnait lorsque la peinture dépassait sur nos pantalons, nos manches de chemises. Un brin de liberté volé aux heures creuses, à l'ennui, à la soupe aux choux de Bruxelles et aux soirées de jeux télévisées où on parle trop fort, pour ne rien dire.

Adriano avait sur le visage un sourire qui ne voulait pas partir. Moi, je n'appelai tout d'abord personne, nous restâmes en silence, côte à côte. Après il y aurait le médecin, la famille, le personnel soignant, les vêtements à choisir pour la cérémonie, il y aurait, je ne sais pas quoi encore qui mettrait une distance entre nous. On me renverrait chez moi, je ne serais plus personne. Comme si notre histoire n'avait pas existé.