Aude Lafait
Écriture

Pieds Nus Dans La Nuit

Elle a déversé le contenu de sa poubelle sur les plates-bandes de la pelouse de nos voisins. Une odeur de pourriture plane dans l'impasse. La veille, elle a déambulé sur le trottoir dans ses chaus...

Elle a déversé le contenu de sa poubelle sur les plates-bandes de la pelouse de nos voisins. Une odeur de pourriture plane dans l'impasse. La veille, elle a déambulé sur le trottoir dans ses chaussons de laine et un justaucorps de danseuse en chantant. Je me suis demandé si elle avait complètement perdu la tête.

"”    Cette vieille chouette est bonne pour l'asile, a lancé mon fils Stuart.

Nous avons emménagé dans cette maison le mois dernier lorsque j'ai reçu ma titularisation dans le lycée du quartier. Les enfants sont désormais assez grands pour se rendre seuls à l'école, je commence les cours à 8h et suis la première à quitter le foyer. 

Tandis que je m'installe sur le siège de mon vélo, la voisine, derrière la vitre de sa porte, fait des grimaces avec ses yeux et sa bouche dans ma direction. Sur le coup, je ne sais pas comment réagir. Je réajuste le sachet en papier de mon pique-nique de midi dans le panier puis je relève la tête. Elle continue ses gesticulations de singe. Alors, je lui tire la langue.

Lorsque Joan est rentrée de cours, elle a trouvé sur le pas de la porte, un tas bien disposé d'épluchures de légumes, carottes, patates, courgettes et navets. J'ai sonné chez la voisine d'en face. Oh ne vous préoccupez pas d'elle, elle n'a plus toute sa tête, a-t-elle répondu. Elle parle toute seule et ne sort plus de chez elle. Il faudrait la faire interner, j'ai bien peur qu'elle s'en prenne aux gosses un de ces quatre.

Je me suis couchée tôt, mais je n'arrive pas à trouver le sommeil. Un mince filet d'air frais glisse de la fenêtre vers moi, je me réjouis que l'été finisse enfin et qu'on nous rende quelques nuages et des températures plus clémentes. Des murmures provenant du jardin me tirent du lit, c'est elle, c'est du côté de la vieille chouette. Je passe un Å“il à travers la haie et je la découvre, en chemise de nuit rose, les cheveux lâchés, pieds nus, agenouillée dans un parterre de fleurs, qui parle toute seule. Elle gémit comme un animal blessé. Ses épaules remuent et tout son corps semble pris de tremblements. 

Il est 1h30 du matin et je ne dors toujours pas. Ma voisine chantonne à présent une berceuse. J'entrouvre la porte-fenêtre de ma chambre et je traverse le jardin pieds nus avec une couverture de laine que m'a tricotée ma sÅ“ur et doucement, je viens la lui poser sur les épaules. Elle se retourne, me regarde, la tête un peu penchée de côté, comme un oiseau. Comme si elle essayait de décrypter quelque chose en moi de ses gros yeux très ronds, qui vous scrutent. Elle me sourit. La peau de son visage est toute flétrie, elle semble douce, un peu trop grande pour elle. 

"” C'est la nuit qu'il me parle. Il me réveille et je sens qu'il veut que je sorte m'asseoir dans le jardin. Il me dit que je dois me méfier des voisines, les deux biques qui habitent au bout du cul-de-sac, elles aimeraient se débarrasser de moi. Pete et moi, on ne parlait pas beaucoup de son vivant, mais depuis sa mort, il est incroyablement bavard. C'est pour ça que je me lève tard, car la nuit, je ne dors pas beaucoup. J'espère que mon fils, lui, là -haut, a retrouvé le sommeil.

Demain, les enfants et moi nous emporterons le déjeuner sur la pelouse de notre voisine et nous dégusterons ensemble le poulet rôti avec nos doigts.

Photo @claudiamendizabal